CHAPITRE X

Angam Weisse boucla la sangle de son casque de protection et vérifia que le cristal lumineux incorporé fonctionnait parfaitement. Cet ultime essai s’avérant positif, il fit le tour des visages blêmes, tendus par l’appréhension, qui étaient tournés vers lui. A les regarder, le prévôt se sentit pris d’un remords. Bien sûr, ils s’étaient portés volontaires, mais ce n’étaient pas encore vraiment des adultes. Supporteraient-ils le choc ? Ne s’éparpilleraient-ils pas en criant sitôt la porte franchie ? Pendant une courte seconde, Weisse fut sur le point d’annuler tout pour remettre cette expédition à plus tard, avec des miliciens aguerris et non des jeunes recrues qui savaient tout juste trouver la détente de leur fusil… Et puis, le raisonnement logique chassa cette inquiétude. Non, il n’avait nullement besoin de vieux policiers rompus à tous les exercices pour cette sortie, mais au contraire de gens neufs, enthousiastes, n’ayant pas perdu tout idéal à l’aube de cette saleté de vie. Et parmi eux, il avait sélectionné ceux qui affectaient le moins de propension pour les Montreurs de Rêves. Donc psychologiquement solides.

— Des questions ? interrogea Weisse une dernière fois.

— NON, répondirent-ils en essayant de maîtriser leur peur.

La nuit était tombée depuis plus d’une heure. C’était une nuit sombre et sans étoiles, propice à la mort.

— N’oubliez pas. Deux par deux derrière moi. En cas d’alerte, adossez-vous en formation groupée dos à un mur. Evitez de songer à des choses trop précises : votre peur, les Horlags, la dernière nuit chez votre petite amie etc. Rappelez-vous la comparaison du tuyau d’eau. Un jet d’eau est plus facile à capter que la pluie. Bon. Allumez vos cristaux. Vous les avez tous vérifiés, y compris ceux de secours ?

Il y eut un murmure de confirmation général.

— On y va, laissa tomber Weisse.

Et donnant l’exemple, il sortit dans la rue déserte et obscure, balayée par un vent froid. Les huit hommes formèrent rapidement la colonne derrière lui, sans quitter des yeux le ciel noir, d’où pouvait jaillir à tout moment la plus odieuse des morts… Ils se mirent en marche, fusil au poing. Chacun disposait d’une dizaine de dards lumineux confectionnés par Weisse. Mais celui-ci ne songeait pas, sauf accident, à l’éventualité d’un affrontement. Les cristaux devaient suffire à tenir les Horlags à l’écart. L’itinéraire avait été soigneusement défini à l’avance. La ronde devait durer jusqu’à l’aube, soit une demi-douzaine d’heures de balade. Tous les détails de la tentative avaient été dévoilés par la presse, qui s’apprêtait à procéder à la statistique des victimes dans le Secteur 64, sitôt que le jour le permettrait. Et s’il s’avérait que le nombre en était inférieur à la normale…

Mais Weisse préféra éloigner pour l’instant cette perspective de son esprit, et concentra toute son attention sur le décor spectral qui les cernait de toutes parts.

Il n’y avait plus une âme dehors, à l’exception de quelques animaux faméliques qui en profitaient pour piller les poubelles. A cette heure, la Cité Tentaculaire ressemblait davantage à un cimetière voué aux pires maléfices qu’à une métropole endormie. Les murs gris et aveugles émergeaient péniblement des ténèbres. Aucun milicien n’avait échangé une parole après plus d’une heure de cette promenade anxieuse et prudente. Et puis tout à coup, un garçon qui se nommait Qazé jeta à mi-voix :

— Je crois que j’en ai vu un. Sur le toit de gauche ; là-bas…

— Il nous suit depuis un moment, répliqua tranquillement Weisse, et ce n’est probablement pas le seul. Ils ne doivent pas en croire leur sens radar…

Des sourires jaunes accueillirent cette réflexion. Discrètement, Weisse posa la main sur son fusil chargé. Lui qui avait l’expérience de la nuit, il savait que les Horlags foisonnaient autour d’eux, tapis dans les ténèbres, au-delà du cercle de lumière protecteur dispensé par les cristaux. Ils escortaient en silence cette étrange procession d’humains, pareils à des vers luisants, leurs faces hideuses tordues par la convoitise et le dépit, cherchant désespérément quelque moyen d’approche.

— Ils sont tout autour de nous, dit quelqu’un. Ceux que nous délogeons des toits ou des balcons par notre passage viennent grossir les rangs des admirateurs !

— C’est bien sur cela que je compte, dit Weisse avec un léger sourire. Ils vont s’agglutiner après nous comme des mouches sur du miel, ce qui devrait faire baisser le chiffre des statistiques…

Soudain, il y eut un cri à l’arrière — Prévôt ! Mon cristal donne des signes de défaillance !

Weisse s’immobilisa sur-le-champ, une boule de plomb au creux de l’estomac. Le milicien disait vrai. Le cristal de son casque clignotait dangereusement. En quelques secondes, l’obscurité gagna deux bons pas sur l’arrière.

— Pas de panique, mon gars. Couvrez-le, vous autres. Vas-y, branche le cristal de secours.

— Il ne fonctionne pas.

En deux enjambées, Angam fut sur le jeune homme et exécuta lui-même son ordre. Mais il dut se rendre à l’évidence. Le cristal de secours était hors d’usage.

— Je vous jure que j’avais tout vérifié avant le départ, prévôt, gémit l’infortuné.

— Je vous crois, Dift. Ne craignez rien, et marchez au milieu des autres. Voici un petit cristal de ma réserve personnelle. Ce n’est pas grand-chose, mais ça aide à garder le moral…

Il n’avait pas plus tôt achevé ces paroles qu’une autre exclamation jaillit derrière lui.

— Prévôt, mon cristal est fichu ! Et celui de secours ne veut pas marcher… »

— Bon sang, ce n’est pas possible, dit Weisse, j’ai vérifié personnellement tout le matériel une bonne dizaine de fois. Si ces cristaux avaient été poreux, je m’en serais immédiatement rendu compte…

— C’est pourtant le cas, prévôt, répliqua Qazé, le mien vient de s’arrêter. Quant au vôtre, il ne va pas très fort…

Alors Weisse sentit une vague de colère noire le submerger. Il n’y avait qu’une explication. On avait touché aux cristaux après qu’il les eut passés en revue. C’était un acte de sabotage. Un meurtre. Autour des hommes effrayés, le mur des ténèbres grandissait, empli de mouvements, de frôlements presque inaudibles. Weisse lâcha un juron.

— Il faut battre en retraite, avant de nager dans le noir complet. Fusils au poing, vite…

Quatre cristaux fonctionnaient encore, sur huit. Et tous ceux de secours étaient bons à jeter… Weisse se mit à courir, les autres sur ses talons. Ils s’engouffrèrent dans une ruelle, pour déboucher sur la Voie 34.

— Bon sang, il en manque un, cria-t-on. Prévôt, Dift est resté dans le passage !

Mais Weisse avait déjà fait demi-tour. Au même instant, un hurlement bref à glacer le sang déchira l’épais silence. Le prévôt eut tout juste le temps d’apercevoir une ombre qui s’envolait de derrière un tas de poubelles. Il n’eut même pas le loisir de la mettre en joue… D’ailleurs elle était trop peu dense pour que le dard lui causât la moindre blessure. Une main horriblement recroquevillée dépassait de l’amas de détritus… Weisse sentit le désespoir le gagner, et il n’eut pas le courage d’approcher davantage. Un Horlag le frôla et s’enfuit… L’expédition était désormais vouée à l’échec, quoi qu’il advînt. Mais il devait sauver ceux qui restaient. Il tourna les talons en courant. Les Miliciens l’attendaient, dos à dos, livides de terreur.

— Ne restons pas ici ! lança Weisse.

— Dift est mort ?

— Il s’est fait surprendre, oui.

— Mais enfin, nous étions tous autour de lui ! cria Qazé d’une voix trop aiguë.

— La ferme ! ordonna sèchement Angam. Défoncez la porte de la première maison que vous verrez…

Ils s’élancèrent tous dans l’avenue, seulement éclairés par trois cristaux. Weisse avait distribué tous ceux de réserve dont il disposait…

Ils venaient de tourner à l’angle de la Voie 10 quand les Horlags resserrèrent brusquement leur cercle, contraignant les fugitifs à s’arrêter pour se défendre. Weisse en abattit trois, quasiment à bout portant, et ce fut lui qui couvrit la retraite quand Qazé désigna une petite maison qui semblait habitée. Deux dards suffirent à faire sauter le volet de protection et la porte fut littéralement arrachée de ses gonds sous la poussée des Miliciens en proie à la plus vive des paniques. Les six survivants se hâtèrent de se mettre à l’abri… Weisse arriva le dernier, à reculons, se livrant à un véritable massacre de horlags… Mais comme il s’apprêtait à pénétrer dans la maison à son tour, il ressentit une violente brûlure au bras gauche et il fut éclaboussé par le plâtre du mur contre lequel il venait de s’adosser. Il se jeta instinctivement à terre… Un dard ! On venait de lui tirer dessus, là, en pleine nuit, dans ce lieu infesté de Horlags… Ceux qui avaient saboté l’expédition avaient décidément à cœur de parachever leur œuvre… Mais la stupeur du policier se dissipa bien vite. Allongé sur le trottoir, il offrait une cible par trop visible, même dans l’ombre. Aussi rapide qu’un chat, il roula sur lui-même pour se mettre à l’abri d’un groupe de poubelles, à la seconde précise où un second dard vint faire voler le ciment sous son nez…

Il y avait quelqu’un d’autre dehors. Un tueur qui ne semblait pas redouter les Horlags plus que lui. Ce que cette évidence impliquait fit frémir le prévôt…

Il entendit Qazé l’appeler de l’intérieur, l’adjurant de venir les rejoindre. Il ne répondit pas, scrutant les alentours avec intensité. Il fallait qu’il localise le tireur au plus vite… Lentement il détacha son casque désormais inutile, et le jeta à deux pas devant lui… Il y eut un tintement sec, puis deux. Le casque roula, transpercé. Mais Angam avait entrevu deux silhouettes étrangement luminescentes se mouvoir sur le toit d’en face. En trois bonds, il eut traversé la rue jonchée de détritus et vint se tapir au pied du mur. Il prêta l’oreille. Sur le toit, les tueurs avaient dû comprendre sa manœuvre, qui semblaient faire des efforts pour redescendre. Weisse avisa un petit portail à claire-voie sur sa gauche. Il le franchit d’un saut de félin et s’élança dans une petite cour située à l’arrière du bâtiment. Juste à temps pour surprendre les deux personnages auréolés d’une étrange clarté se laisser tomber d’une gouttière. Les fusils arbalètes crépitèrent, mais Weisse fut le plus rapide. Il se jeta au sol et abattit le plus proche. Le second ne fut pas grièvement atteint et parvint à s’enfuir dans le passage. Aussitôt, le prévôt se lança à sa poursuite. Il retraversa la cour, jaillit dans la rue. Le tueur n’avait pas plus d’une quinzaine de pas d’avance. Il compressait sa jambe droite avec sa main. Weisse cria la semonce d’usage, arme braquée… La silhouette phosphorescente, semblable à quelque spectre, s’immobilisa et se tourna vers lui. Et pressa la détente de son fusil. Mais le prévôt fut encore le plus rapide. Le personnage s’abattit en avant, sans un cri. Weisse, trempé de sueur, relâcha sa respiration. Il jeta rapidement un coup d’œil circulaire, pour être sûr que ces deux-là n’avaient pas d’autres complices. Mais plus rien ne bougeait dans la nuit, à l’exception des Horlags qui assistaient impuissants à la scène…

Il rengaina son arme et s’agenouilla auprès du corps. Grande fut sa surprise de constater qu’il était affublé d’un scaphandre dont émanait cette clarté qui avait tant suscité son étonnement.

« De l’enduit de cristal lumineux mêlé aux fibres, songea-t-il. Voilà pourquoi il était insensible aux Horlags… »

Il déboulonna soigneusement le casque lourd et vitré, à forme bizarre, inconnu de lui… Recelant probablement dans sa confection quelque vertu isolante des pensées. Il retourna le cadavre. La stupeur lui arracha un cri.

L’homme qui avait tenté de l’assassiner n’était autre que Lar Livkist…